Josep Vicenç FOIX

Josep Vicenç Foix est un poète essentiel au sein des lettres catalanes du XXe siècle, bien qu’encore relativement méconnu hors de ses terres et très incomplètement traduit. Au cours des années 1910 et 1920, il participa activement à plusieurs revues littéraires et artistiques (Troços, La Revista, Mirador d’arts i lletres, L’Amic de les Arts), et publia son premier livre, le recueil de proses surréalistes Gertrudis, en 1927.
En tant que journaliste et directeur littéraire du quotidien La Publicitat, entre 1922 et 1936, il écrivit de nombreux articles politiques et littéraires, liés notamment à la question du catalanisme et des manifestations culturelles d’avant-garde, aussi bien plastiques de poétiques. Son œuvre poétique est vaste et variée, et se décline aussi bien en prose qu’en vers. À la fois proche et divergent du surréalisme, il fut avant tout animé par un désir de « recherche en poésie » mêlant ses préoccupations esthétiques avant-gardistes à la récupération de traditions littéraires et langagières menacées, et à un souci politique et linguistique d’autonomie nationale. La sélection de textes que nous traduisons et présentons ici vise à donner une vision d’ensemble de son œuvre dans sa richesse et sa diversité.
Foix, que l’on prononce « Foch », est l’un des poètes les plus célébrés de la Catalogne. Après avoir franchi le cap des quatre-vingts ans, une pluie de prix s’abattit sur lui : Prix d’Honneur des Lettres Catalanes (1973), Médaille d’Or de la Generalitat de Catalunya (1981), Prix National des Lettres Espagnoles, Docteur Honoris Causa de l’Université de Barcelone et Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres (1984)… On l’invita même à signer les paroles de l’hymne du Second Congrès International de la Langue Catalane en 1986 : « Ouvrons sereins notre parler / aux mille parlers du monde ami / à la clarté d’un verbe ancien / près de la mer, au pied des monts. / Durs à la tâche, à travers terres / sillonnons la plaine que nous voulons libre / ouverts à tous, vivre et convivre ».
Malgré cette consécration et quasi transformation en poète officiel, Foix fut un écrivain discret, voire incompris pendant une bonne partie de sa vie : ses premiers livres, Gertrudis (1927) et KRTU (1932), furent tirés à 100 exemplaires et reçus avec une certaine hostilité. Joan Oliver évoquait malicieusement, dans une critique de l’époque, le regret des 10 pesetas que lui avait coûté Gertrudis. Carles Riba, poète et essayiste que Foix admirait, quoique œuvrant dans une direction très différente de la sienne, lui demanda à la lecture de ses premières proses : « Pourquoi écrivez-vous cela ? »
Une quarantaine d’années plus tard, Gabriel Ferrater, ami du poète, suggère qu’il « retarda brillamment l’éclat de sa célébrité » pour éviter de se transformer en institution, pour se garder de l’usure et de la désuétude. Joan Brossa, considérablement influencé par Foix, dont il décrit la découverte peu après la Guerre Civile comme « une épiphanie », regrettait le caractère de « Festa Major funèbre » des cérémonies du centenaire de sa naissance.
L’homme lui-même tend à l’effacement, à l’anonymat. « Je n’aime pas parler de moi », dit-il dans un entretien. Dans d’autres, il affirme : « Je ne garde rien de moi », « je me refuse aux anecdotes et confidences personnelles, que je n’ai jamais eues avec personne, pas même avec moi-même ».
Josep Vicenç Foix i Mas, qui adoptera le « faux pseudonyme » J. V. Foix, plaçant les deux consonnes comme « deux chaises devant son nom pour que les gens y trébuchent », naît à Sarrià, alors une municipalité indépendante et relativement éloignée de Barcelone, le 28 janvier 1893. Il manifeste un intérêt précoce pour les langues et les lettres : âgé de huit ans, il rédige à la main, imitant les caractères d’imprimerie, deux numéros d’un « journal » qu’il intitule El Català, et qu’illustre son ami d’enfance, le futur peintre Josep Obiols. Il découvre en 1904 la revue infantile En Patufet à laquelle il envoie, entre 1905 et 1910, et sous divers pseudonymes, des traductions de contes de Christoph von Schmid qu’il lisait en français, et des poèmes et fables morales de son invention. Il lit aussi le poète Jacint Verdaguer, sorte de Victor Hugo des lettres catalanes, que son père admire. En 1903, après le décès de « Mossèn Cinto », il récite son « Ode à Barcelone » à l’Institut dels Josefins, déguisé en paysan catalan du XVIIIe siècle.
Foix commence en 1910 des études de droit, faisant l’école buissonnière pour lire et copier les classiques catalans (Ramon Llull, Ausiàs March, Jordi de Sant Jordi...) à la bibliothèque universitaire. En proie à cette « crise de lecture », il abandonne les études. Son père, observant sa vocation littéraire, lui achète une fonderie typographique, mais la linotypie apparaît peu après, rendant son atelier obsolète. Il se consacre alors à l’entreprise familiale de pâtisserie, tout en écrivant des poèmes, et en tenant un journal intime, dont Catalans de 1918 reprend des passages et dont le recueil de poèmes en prose intitulé Journal 1918 se nourrit.
En 1916 (il a alors vingt-trois ans), il participe au salon de La Revista, dirigée par le poète Josep Maria López-Picó, au Café Continental de Barcelone. Il s’y fait remarquer par Joaquim Folguera, poète intéressé par les avant-gardes, qui lui demande : « Toi qui parles tant, que fais-tu ? » En guise de réponse, Foix lui remettra des vers. C’est ainsi qu’il publie son premier poème, « Dues tardes » (Deux soirs), en novembre 1917, dans le numéro 51 de La Revista. Dans son ouvrage de 1919, Les noves valors de la poesia catalana, Folguera présente déjà Foix – bien qu’il n’eut alors publié que sept poèmes, la plupart dans La Revista – comme l’avant-garde du renouveau post-symboliste, aux côtés de Josep Maria Junoy : opposés par leur « tempérament littéraire », mais assemblés dans un « identique geste de stridence ».
La collaboration de Foix à différents périodiques au cours des trois premières décennies de sa vie littéraire témoigne d’un itinéraire intellectuel et artistique varié, mais vibrant à l’unisson des préoccupations artistiques et politiques les plus neuves et les plus vives. Il collabore ainsi en 1918 à Trossos (« Morceaux », initialement orthographiée Troços), dont Junoy assure la direction depuis 1916, avant de la céder à Foix, qui dirigera les deux derniers numéros. Cette petite gazette éphémère, publiée intégralement en catalan, accueille les influences de la poésie d’avant-garde, notamment francophone. Y sont présentés à la fois des poèmes originaux de Pierre Ynglada, Hélène Grunhoff, Serge Charchounne, Vicenç Solé de Sojo, Luciano Folgore – principalement des calligrammes et des poèmes visuels – mais aussi des traductions de Pierre-Albert Birot (par Junoy), de Pierre Reverdy et Tristan Tzara (par Folguera), de Philippe Soupault et Ezio Bolongaro (par Foix), et des dessins de Miró, Torres-García, Celso Lagar ou encore E. C. Ricart.
En 1921, après avoir participé pendant une année à la revue de Sarrià La Cònsola, d’orientation municipale, mais à laquelle collaborent des poètes tels que Folguera, Alexandre Plana ou Ventura Gassol, Foix fonde aux côtes de Josep Carbonell la revue Monitor de les arts i lletres, d’intention plus politique, qui se fait écho des idées du groupe Acció Catalana, proposant un programme d’actions concrètes de défense et de valorisation linguistique et culturelle. Foix et Carbonell publieront ensuite La revolució catalanista (1934), exposant leurs doctrines et aspirations pour le pays à faire et la culture à fomenter.
L’Amic de les Arts (1926-29) est une revue créée à Sitges, aux accointances surréalistes, dédiée aux lettres et aux arts plastiques. Dalí y contribuera souvent, ainsi que Sebastià Gasch et Lluís Montanyà, futurs signataires aux côtés du peintre de l’incendiaire « Manifest Groc ». Foix y publie des poèmes en prose et des réflexions sur la littérature et les arts d’avant-garde.
La Publicitat, important journal catalan où il travaille de 1922 à 1936 à titre de directeur et rédacteur littéraire, est à la fois un terrain d’expérimentation poétique et de recherche intellectuelle. Il y publie notamment, entre 1928 et 1932, une section de miscellanées, textes propres ou traductions, brèves d’actualité ou notes de lecture, intitulée « Méridiens », d’abord anonyme puis signée Fòcius, en écho au « Glossaire » d’Eugeni d’Ors/Xènius. Les volumes trois et quatre de ses œuvres complètes, consacrés respectivement aux essais politiques et artistico-littéraires, se nourrissent en grande partie des articles et notes de ce journal, tout comme les livres Els lloms transparents (1969) et Mots i maons (1971). Dans un versant plus poétique, aux côtés de billets de vacances envoyés aux amis au cours des années soixante, pastichant sur un mode farcesque et surréel le style journalistique, certains fragments fantaisistes initialement présentés sous le nom de « Télégrammes » au sein des Méridiens sont aussi inclus dans Allò que no diu La Vanguardia (1970).
Foix, comme nous le voyons, assemble lentement son œuvre. Une bonne partie des proses présentées dans les revues à partir de 1918 (notamment Trossos et L’Amic de les Arts) sont réunies sous forme de livre, en 1927 et 1932 : Gertrudis et KRTU.
Dans les années 30, Foix poursuit son activité journalistique, qu’il considère rétrospectivement comme sa « première profession » et comme « la tâche qui [lui] semble la plus importante, en dehors de l’œuvre littéraire ». Cette activité sera interrompue par la Guerre Civile, pendant laquelle il « se déguise en citoyen ».
Sa contribution aux Quaderns de poesia entre 1935 et 1936, aux côtés de Tomàs Garcés, Marià Manent, Carles Riba et Joan Teixidor, marque une sorte de conversion ou de retour au vers. En 1947, il publie le livre de sonnets Sol, i de dol (« Seul, et en deuil »), d’inspiration pétrarquiste et troubadouresque, quoique présentant aussi des motifs modernes, voire futuristes, inspirés de la jeunesse sitgéenne des années dix, au cours desquelles la plupart furent élaborés ; et deux ans plus tard Les irreals omegues, livre d’alexandrins visionnaires écrits au cours des années trente et présentant une vision singulière du destin et de l’imaginaire catalan avant, pendant et après la Guerre Civile.
S’enchaîneront alors les recueils de poèmes en prose intégrés totalement ou partiellement au Journal 1918, et les livres de poèmes en vers (On he deixat les claus, Onze nadals i un cap d’any, Desa aquests llibres al calaix de baix...) souvent composés de textes d’années bien antérieures à leur publication. Au milieu des années soixante commence l’assemblage de l’œuvre complète : un volume intitulé Obres poètiques est publié aux éditions Nauta en 1964, comprenant les livres en vers et en prose publiés à cette date, plus quatre poèmes inédits. Cette première compilation sera suivie par un volume d’œuvres complètes en vers en 1974, de poèmes en prose en 1979, d’articles politiques en 1985, et artistico-littéraires en 1990. Le Journal 1918, qui est l’un de ses œuvres majeures, sera quant à lui publié pour la première fois comme volume indépendant en 1981, dans une collection de classiques anciens et modernes de la littérature catalane.
Josep Vicenç Foix meurt à Barcelone le 29 janvier 1987, à l'âge de 94 ans.
Boris MONNEAU
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres en prose : Gertrudis (1927), KRTU (1932), Del « Diari 1918 » (1956), L’estrella d’En Perris (1963), Escenificació de cinc poemes (1965), Allò que no diu « La Vanguardia » (1970), Darrer comunicat (1970), Tocant a mà (1972), Diari 1918 (1981), Cròniques de l’Ultrason (1985), Poemes esparsos (1997), Cap mà no em diu adéu (2024)
En vers : Sol, i de dol (1947), Les irreals omegues (1949), On he deixat les claus… (1953), Onze Nadals i un Cap d’Any (1960), Desa aquest llibre al calaix de baix (1972), Entre algues, do’m la mà (1997)
Livres d’artiste : La pell de la pell (1970), 97 notes sobre ficcions poncianes (1974), Quatre colors aparien el món (1975), L’Estació (1984)
Essais : La revolució catalanista (1934), Catalans de 1918 (1965), Els lloms transparents (1969), Mots i maons (1971).
À lire (en français) : Poésie, prose, Le Temps qu’il fait, 1986, trad. Montserrat Prudon et Pierre Lartigue, Gertrudis, suivi de KRTU, Christian Bourgois, 1987, trad. Ana Domènech et Philippe Lacoue-Labarthe Où j’ai laissé les clefs…, Éditions Paraules, 2025, trad. Boris Monneau, Journal 1918, éditions Circé, à paraître?, trad. Boris Monneau.
Revues, anthologies : « Tothom ho sap i és profecia », La Nouvelle Critique : Revue du marxisme militant, n° 104 : « Espagne 1939-1959 », mars 1959 ; 3 poèmes de « Sol, i de dol », Cahiers des Saisons, n° 20 : « L’Espagne même », 1er trim. 1960 ; Le Pont de L’Épée, n° 10-11 : « Poésie catalane contemporaine », juin 1960 ; Le puits de l’ermite, n° 29-30-31 : « Le domaine poétique international du surréalisme » 1978 ; « La Gare », Antigone, n° 17, automne 1992, trad. Didier Coste, Sept poètes catalans, Institució de les Lletres Catalanes, 1992, trad. Pierre Lartigue, Huit siècles de poésie catalane, L’Harmattan, 2010, trad. Jean-Claude Morera, « Quatre nus », « Les salariés du rêve », Des pays habitables, n° 7, 2023, trad. Boris Monneau.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : J.- V. FOIX & le surréalisme catalan n° 60 |